3

Ce soir-là, Wallander fit un effort limité pour entamer une nouvelle vie. À dîner, il se prépara un bouillon, une salade, et rien d’autre. Il était si déterminé à s’empêcher de manger ce qui était interdit qu’il en oublia complètement qu’il avait réservé un créneau à la buanderie. Quand il s’en souvint, il était trop tard.

Il essaya de voir le bon côté des choses. Trop de sucre dans le sang, ce n’était pas une sentence de mort. Par contre, c’était un avertissement. S’il voulait continuer à vivre normalement, il devait changer deux ou trois éléments fondamentaux dans ses habitudes. Rien de spectaculaire, mais un changement durable, en profondeur. Après son dîner, il avait encore faim. Il mangea une tomate supplémentaire. Puis il s’attarda à la table de la cuisine et tenta, à l’aide des listes diététiques, de composer des menus pour les jours à venir. Il prit aussi la décision de toujours se rendre au commissariat à pied. Le week-end, il ferait de longues promenades sur la plage. Il se rappela que Hansson et lui avaient envisagé de jouer au badminton. Le moment était peut-être venu de passer à l’acte ?

À neuf heures, il sortit sur le balcon. Une petite brise s’était levée, au sud. Mais il faisait encore chaud.

L’été indien s’installait.

Quelques jeunes passèrent en bas, dans la rue. Wallander les suivit du regard. Un peu plus tôt, quand il méditait sur ses listes et ses courbes de poids, il n’avait pas été tout à fait concentré. Il pensait à Eva Hillström. À l’inquiétude d’Eva Hillström. Elle avait perdu son sang-froid, l’avait violemment empoigné. La peur de ce qui avait pu arriver à sa fille se lisait dans son regard. Cette peur était sincère.

Certains parents ne connaissent pas du tout leurs enfants, pensa-t-il. Mais parfois c’est le contraire, un parent connaît son enfant mieux que quiconque. Quelque chose me dit que c’est le cas d’Eva Hillström.

Il retourna à l’intérieur, en laissant la porte du balcon ouverte.

La sensation d’avoir négligé quelque chose ne le quittait pas. Un détail qui aurait pu lui indiquer d’un coup la marche à suivre, le conduire à une conclusion policière fondée. L’inquiétude d’Eva Hillström était-elle justifiée, oui ou non ?

Il alla à la cuisine pour préparer un café. Il essuya la table en attendant que l’eau chauffe. Le téléphone sonna. C’était Linda, qui l’appelait de Stockholm, du restaurant du quartier de Kungsholmen où elle travaillait. Wallander fut pris au dépourvu, il pensait que le restaurant n’ouvrait qu’à midi.

— Le propriétaire a tout changé, dit-elle. Et je gagne plus en travaillant le soir. La vie est chère.

Le fond sonore était assourdissant. Il songea qu’il ne savait pas du tout, à l’instant, quels étaient les projets d’avenir de Linda. À une époque, elle voulait travailler dans la décoration, devenir tapissière. Ensuite, elle avait tâtonné dans le monde du théâtre. Puis elle avait changé d’avis et renoncé aussi au métier de comédienne.

Elle semblait avoir suivi ses pensées.

— Je n’ai pas l’intention de travailler comme serveuse toute ma vie. Le bon côté, c’est que j’arrive à économiser. Cet hiver, je pars en voyage.

— Où ?

— Je ne sais pas encore.

Wallander comprit que l’occasion n’était pas propice à une conversation prolongée. Il se contenta de dire que Gertrud avait déménagé. Et qu’un agent immobilier s’occupait de la maison de son grand-père.

— J’aurais aimé garder la maison, dit-elle. Je regrette de ne pas avoir de quoi l’acheter.

Wallander comprenait. Linda et son grand-père avaient toujours été proches. Parfois, il avait même éprouvé un pincement d’envie en les voyant ensemble.

— Je dois te quitter, dit Linda. Je voulais juste savoir comment tu allais.

— Bien. Je suis allé voir le médecin aujourd’hui, il ne m’a rien trouvé.

— Il ne t’a même pas dit que tu devrais maigrir ?

— À part ça, tout allait bien.

— Ça devait être un gentil docteur. Et ta fatigue ? Ça va mieux ?

Je suis transparent pour elle, pensa Wallander avec résignation. Et puisqu’elle sait que je mens, pourquoi est-ce que je ne lui dis pas la vérité ? Que je suis en train de devenir diabétique ? Que je le suis peut-être déjà ? Pourquoi cette impression d’avoir attrapé une maladie honteuse ?

— Je ne suis pas fatigué. C’était formidable, à Gotland.

— Oui. Je dois y aller maintenant. Si tu veux me joindre au restaurant, ce n’est pas le même numéro qu’à midi.

Il mémorisa le nouveau numéro. La conversation prit fin.

Il emporta sa tasse de café dans le séjour. Il alluma la télévision, baissa le volume et nota le numéro de téléphone qu’elle venait de lui donner sur un coin de journal.

Il écrivait mal. Personne, à part lui, n’aurait pu lire les chiffres qu’il venait de griffonner.

Au même instant, il comprit : la pensée qui l’avait hanté tout au long de la journée.

Il repoussa sa tasse de café, jeta un coup d’œil à sa montre. Vingt et une heures quinze. Il se demanda s’il devait appeler Martinsson. Ou attendre jusqu’au lendemain. Puis il retourna à la cuisine et s’assit, l’annuaire ouvert devant lui. Quatre familles portaient le nom de Norman dans le district d’Ystad. Mais il se souvenait d’avoir vu l’adresse dans le dossier de Martinsson. Lena Norman et ses parents habitaient dans Käringgatan, au nord de l’hôpital. Son père, Bertil Norman, portait le titre de « directeur ». Wallander savait qu’il dirigeait une entreprise d’exportation de maisons en kit.

Il composa le numéro. Une femme répondit. Wallander se présenta en essayant de rendre sa voix aussi aimable que possible. Il savait l’effet que ça faisait de recevoir un coup de fil de la police. Surtout le soir.

— Je suppose que vous êtes la maman de Lena Norman ?

— Je m’appelle Lillemor Norman.

Wallander se rappela ce prénom.

— Cet appel aurait pu attendre jusqu’à demain, poursuivit-il. Je voulais juste vous poser une question. Les policiers travaillent malheureusement selon des horaires bizarres.

Elle ne semblait toujours pas inquiète.

— De quoi s’agit-il ? Voulez-vous parler à mon mari ? Je peux l’appeler, il aide le frère de Lena à faire un devoir de mathématiques.

Wallander fut surpris. Il pensait que les devoirs n’existaient plus.

— Ne vous dérangez pas, dit-il. En fait, je voulais simplement un échantillon de l’écriture de Lena. Par exemple une lettre qu’elle aurait écrite.

— En dehors des cartes postales, nous n’avons rien reçu. Je pensais que la police le savait.

— Une autre lettre. D’avant.

— Pour quoi faire ?

— Simple mesure de routine. Nous comparons différentes écritures. Ce n’est d’ailleurs pas très important.

— La police prend-elle vraiment la peine de téléphoner aux gens le soir ? Pour des choses sans importance ?

Eva Hillström a peur, pensa Wallander. Lillemor Norman en revanche, est méfiante.

— Pouvez-vous m’aider ? demanda-t-il.

— J’ai beaucoup de lettres de Lena à la maison.

— Une me suffit. Une demi-page, pas plus.

— D’accord. Quelqu’un passera la prendre ?

— Je pensais venir moi-même. Je peux être là dans vingt minutes.

Wallander continua de chercher dans l’annuaire. À Simrishamn, il n’y avait qu’un seul abonné du nom de Boge. Wallander composa le numéro et attendit avec impatience. Il s’apprêtait à raccrocher lorsque quelqu’un répondit.

— Klas Boge.

La voix était jeune. Sans doute un frère de Martin. Il se présenta.

— Tes parents sont là ?

— Non, ils sont à un dîner de golf.

Wallander hésita. Mais le garçon paraissait intelligent.

— Est-ce que ton frère Martin t’a écrit une lettre que tu aurais conservée ?

— Pas cet été. Je n’ai rien reçu de Hambourg, si c’est ça que vous voulez savoir.

— Mais avant peut-être ?

Le garçon réfléchit.

— J’ai une lettre qu’il m’avait envoyée des États-Unis l’année dernière.

— Écrite à la main ?

— Oui.

Wallander hésita. Allait-il prendre sa voiture jusqu’à Simrishamn ou attendre jusqu’au lendemain ?

— Pourquoi voulez-vous une lettre de mon frère ?

— Juste pour regarder son écriture.

— Alors je peux la faxer. Si c’est urgent.

Ce garçon réfléchissait vite. Wallander lui donna l’un des numéros de fax du commissariat.

— J’aimerais que tu dises à tes parents que j’ai appelé, dit-il ensuite.

— Quand ils rentreront, j’espère bien que je dormirai.

— Tu pourras peut-être leur en parler demain ?

— La lettre de Martin était pour moi.

— Il vaut quand même mieux leur dire, répéta Wallander patiemment.

— Martin et les autres vont bientôt rentrer à mon avis. Je ne comprends pas pourquoi la mère Hillström s’inquiète comme ça. Elle nous téléphone tous les jours.

— Mais tes parents ne sont pas inquiets ?

— Eux, ils seraient plutôt soulagés. Mon père, en tout cas. De ne pas voir Martin pendant un moment.

Surpris, Wallander attendit une suite qui ne vint pas.

— Merci pour ton aide, dit-il.

— C’est comme un jeu.

— Pardon ?

— Ils s’amusent à passer d’une époque à l’autre. Ils se déguisent. Comme quand on est gosse. Sauf qu’on est adulte.

— Je ne comprends pas bien.

— Ils jouent des rôles. Mais pas dans des pièces de théâtre. Dans la réalité. Ils sont peut-être partis en Europe pour chercher un truc qui n’existe pas.

— C’est donc une habitude chez eux ? De jouer ? Mais la Saint-Jean n’est pas un jeu. C’est une fête. Une occasion de manger et de danser.

— Et de boire, dit le garçon. Mais si on se déguise, ça devient autre chose, n’est-ce pas ?

— Ils avaient l’habitude de se déguiser ?

— Oui. Mais en fait, je ne suis pas au courant. C’était secret. Martin ne m’en parlait pas beaucoup.

Wallander devinait plus qu’il ne comprenait le sens de ces paroles. Il consulta sa montre. Lillemor Norman allait bientôt commencer à l’attendre.

— Merci pour ton aide, répéta-t-il. N’oublie pas de dire à tes parents que j’ai appelé. Et n’oublie pas ce que je t’ai demandé.

— Peut-être, répondit le garçon.

Trois réactions différentes, songea Wallander. Eva Hillström a peur. Lillemor Norman est méfiante. Les parents de Martin Boge sont soulagés par l’absence de leur fils. Quant au frère, il n’a pas l’air très impatient de revoir ses parents.

Il enfila sa veste et sortit. À la buanderie, il réserva une nouvelle heure de lessive, le vendredi. Käringgatan n’était pas loin, mais il prit sa voiture. L’exercice attendrait jusqu’à demain.

Il tourna au coin de Bellevuevägen et freina devant une villa blanche à deux étages. La porte d’entrée s’ouvrit au moment où il franchissait le portail. Il reconnut Lillemor Norman. Contrairement à Eva Hillström, c’était une femme corpulente. Il se rappela les photographies dans le dossier de Martinsson. Lena Norman ressemblait à sa maman.

Elle tenait une enveloppe blanche à la main.

— Je regrette de vous déranger, dit Wallander.

— Mon mari aura deux mots à dire à Lena à son retour. C’est impardonnable de partir comme ça sans prévenir.

— Ils sont majeurs, dit Wallander. Mais c’est normal qu’on s’inquiète.

Il prit la lettre, en promettant qu’elle lui serait rendue.

Puis il se rendit directement au commissariat et se dirigea vers le central. Le policier de garde parlait au téléphone ; en apercevant Wallander, il lui indiqua l’un des télécopieurs. Klas Boge avait faxé la lettre de son frère. Wallander alla dans son bureau et alluma la lampe. Puis il posa les deux lettres et les cartes postales côte à côte, orienta le faisceau de la lampe et mit ses lunettes.

Martin Boge décrivait à son frère un match de rugby auquel il avait assisté. Lena Norman parlait d’une pension de famille dans le sud de l’Angleterre, où l’eau chaude ne fonctionnait plus.

Il recula dans son fauteuil. Il ne s’était pas trompé.

Les deux écritures, celle de Martin Boge et celle de Lena Norman, étaient très irrégulières. Leurs signatures aussi. Si quelqu’un avait voulu imiter une calligraphie, le choix se serait imposé de lui-même : celle d’Astrid Hillström.

Wallander sentait croître son malaise. En même temps, il réfléchissait de façon méthodique. Qu’est-ce que cela signifiait ? Rien du tout. Cela ne répondait pas à la vraie question : pourquoi quelqu’un aurait-il rédigé de fausses cartes postales ? Quelqu’un qui aurait en plus eu accès à leurs trois écritures ?

Pourtant, son inquiétude était bien réelle.

Nous devons nous occuper sérieusement de cette histoire, pensa-t-il. S’il leur est arrivé quelque chose, nous avons déjà perdu deux mois ou presque.

Il alla se chercher un café. Il était vingt-deux heures quinze. Une fois de plus, il parcourut le résumé des événements. Mais rien ne retint son attention.

Trois jeunes avaient décidé de fêter la Saint-Jean entre amis. Puis ils étaient partis en voyage. Es avaient envoyé des cartes postales à leurs familles. C’était tout.

Wallander rassembla les lettres et les rangea dans le dossier avec les cartes postales. Il ne pouvait rien faire de plus dans l’immédiat. Le lendemain, il en discuterait avec Martinsson et les autres. Ils feraient un retour sur la nuit de la Saint-Jean et, ensuite, ils décideraient s’il fallait ou non lancer un avis de recherche.

Wallander éteignit sa lampe et sortit. En longeant le couloir, il constata que le bureau d’Ann-Britt Höglund était éclairé et la porte entrebâillée. Il la poussa doucement. Ann-Britt était assise à son bureau, les yeux baissés. Mais il n’y avait aucun papier sur sa table.

Wallander hésita. Ann-Britt n’avait pas l’habitude de s’attarder le soir au commissariat. Elle avait deux enfants ; son mari, accompagnateur de voyages, était rarement à la maison. Au même moment, il se rappela sa réaction le matin même, à la cafétéria. Et maintenant elle regardait fixement la surface vide de son bureau.

Elle voulait sûrement qu’on la laisse tranquille. Ann-Britt était fort discrète. D’un autre côté, elle avait peut-être envie de parler à quelqu’un, pour une fois ?

Si je la dérange, pensa Wallander, elle me le dira. Qu’est-ce que je risque ?

Il frappa à la porte, attendit la réponse et entra dans le bureau.

— J’ai vu de la lumière. Ça ne te ressemble pas de rester tard, sauf s’il est arrivé quelque chose…

Elle le dévisagea sans répondre.

— Si tu veux que je m’en aille, fit-il, tu n’as qu’à le dire.

— Non. Je ne crois pas. Qu’est-ce que tu fais là toi-même ? Il s’est passé quelque chose ?

Wallander se laissa tomber dans le fauteuil des visiteurs. Il se faisait l’effet d’un animal lourd et informe.

— Les jeunes. Ceux qui ont disparu la nuit de la Saint-Jean.

— Il y a du nouveau ?

— Pas vraiment. Juste une idée que je voulais vérifier. Mais je crois que nous devons faire un point sur cette affaire, sérieusement. Eva Hillström est très inquiète.

— Mais qu’aurait-il pu se passer ?

— C’est bien la question.

— On va lancer un avis de recherche ?

Wallander écarta les bras.

— Je n’en sais rien. On décidera demain.

La pièce était plongée dans l’ombre. Ann-Britt avait orienté le faisceau de sa lampe vers le sol.

— Depuis combien de temps es-tu dans la police ? demanda-t-elle soudain.

— Longtemps. Trop longtemps, si ça se trouve. Mais c’est ce que je suis, je crois. Policier. Jusqu’à la retraite.

Elle le dévisagea longtemps avant de poser la question suivante.

— Où trouves-tu la force ?

— Je ne sais pas.

— Mais tu la trouves ?

— Pas toujours. Pourquoi ?

— J’ai réagi de manière brusque à la cafétéria, ce matin. C’est vrai que les vacances se sont mal passées. Il y a des problèmes entre mon mari et moi. Il n’est jamais à la maison. Quand il revient de voyage, il nous faut parfois une semaine entière pour nous retrouver. À ce moment-là, il est déjà prêt à repartir. Cet été, nous avons envisagé pour la première fois de nous séparer. Ce n’est pas facile. Surtout quand on a des enfants.

— Je sais.

— En même temps, je commence à me demander ce que c’est que ce métier, au juste. J’ouvre le journal, et voilà que des collègues de Malmö ont été inculpés pour recel. J’allume la télévision et j’apprends que des policiers haut placés nagent dans les eaux du crime organisé. Qu’ils se pavanent aux noces des gangsters, en tant qu’invités d’honneur, sur les plages ensoleillées du monde. Je vois tout cela et je constate que ça ne fait qu’augmenter. À la fin, je me demande ce que je fabrique. Plus exactement : comment j’aurai la force de rester dans la police trente ans encore.

— Ça craque de partout. Depuis longtemps déjà ; la gangrène de l’État de droit n’a rien de neuf, et il y a toujours eu des policiers malhonnêtes. Mais c’est pire maintenant. C’est ça qui rend indispensable la présence de gens comme toi.

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Mais où trouves-tu la force ?

Les questions d’Ann-Britt étaient agressives. Wallander la comprenait parfaitement. Combien de temps n’était-il pas resté assis à contempler fixement son bureau, lui aussi, incapable de trouver la moindre circonstance atténuante à son métier ?

— J’essaie de me dire que ce serait pire sans moi. Ça me console parfois. Pas beaucoup. Mais je me raccroche à cette idée, faute de mieux.

Elle secoua la tête.

— Qu’est-il en train d’arriver à ce pays ?

Wallander attendait une suite. Mais rien ne vint. Un camion passa avec fracas dans la rue.

— Tu te souviens de l’agression qui a eu lieu au printemps ? À Svarte ?

Elle hocha la tête.

— Deux garçons de quatorze ans en frappent un troisième, de douze ans. Sans raison. Et une fois qu’il est à terre, déjà inconscient, ils se mettent à lui défoncer le thorax à coups de pied. Au bout d’un moment, il n’est plus inconscient : il est mort. Avant cette histoire, je n’avais pas bien compris le changement radical qui a eu lieu dans ce pays. Les bagarres ont toujours existé mais, avant, le combat cessait quand l’adversaire se retrouvait au sol. Vaincu. On appelle ça comme on veut. Fair-play, franc-jeu. Ou pourquoi pas l’évidence ? Mais ça ne se passe plus ainsi. Ces garçons-ci n’ont aucune notion de l’évidence. Comme si les jeunes de cette génération avaient été abandonnés par leurs parents. Ou comme si nous avions érigé l’indifférence en norme de conduite absolue. Soudain, en tant que policier, on doit tout reprendre à zéro. Les règles du jeu sont complètement modifiées. L’expérience qu’on a accumulée au fil des ans n’est plus valable.

Wallander se tut.

— Je ne sais pas à quoi je m’attendais quand je suis entrée à l’école de police, dit Ann-Britt. En tout cas, pas à ça.

— Pourtant, il faut trouver la force. Je suppose que tu n’imaginais pas non plus que quelqu’un pourrait te tirer dessus et te blesser.

— J’ai essayé. Quand on s’entraînait au tir, j’imaginais toujours que la balle que je tirais m’atteignait, moi. Mais on ne peut pas se représenter la douleur. Et, c’est vrai, on ne croit pas que ça arrivera pour de vrai.

Un bruit de voix s’éleva dans le couloir. L’un des policiers de garde parlait d’un type arrêté pour ivresse au volant. Puis le silence retomba.

— Comment tu te sens, au fait ? demanda-t-il.

— Par rapport à cette histoire de blessure, tu veux dire ?

Il hocha la tête.

— J’en rêve la nuit. Je rêve que je meurs. Ou que la balle m’atteint en pleine tête. C’est presque pire.

— Oui, dit Wallander. On a peur, c’est inévitable.

Elle se leva.

— Le jour où j’aurai vraiment peur, je démissionnerai. Mais je n’en suis pas tout à fait là. Merci d’être passé me voir. J’ai l’habitude de régler mes problèmes seule. Mais ce soir, je ne savais plus quoi faire.

— C’est une force de l’admettre.

Elle sourit, de son pâle sourire. Puis elle se leva et enfila sa veste. Dormait-elle suffisamment ? pensa-t-il. Mais il ne dit rien.

— On parlera des voitures volées demain ? demanda Ann-Britt.

— L’après-midi de préférence. N’oublie pas que nous devons nous occuper de ces jeunes demain matin.

Elle le dévisagea.

— Tu sembles préoccupé ?

— Eva Hillström est inquiète. C’est impossible de ne pas en tenir compte.

Ils sortirent ensemble du commissariat. Sur le parking, comme il ne voyait nulle part la voiture d’Ann-Britt, il lui proposa de la raccompagner.

— Non merci, j’ai besoin de marcher. Il fait bon, en plus. Quel mois d’août !

— L’été indien. Je me demande pourquoi ça s’appelle comme ça.

Ils se séparèrent. Wallander prit sa voiture, rentra chez lui et but une tasse de thé en feuilletant le journal, Ystads Allehanda. Puis il alla se coucher, la fenêtre entrouverte à cause de la chaleur.

Le sommeil le gagna très vite.

 

Il se réveilla en sursaut. La douleur était intense.

Une crampe au mollet gauche. Il posa le pied par terre et s’appuya dessus de tout son poids. La douleur disparut. Il se recoucha avec précaution. Il avait peur que ça recommence. Le réveille-matin indiquait une heure trente.

Il avait rêvé de son père une fois de plus, un rêve décousu et agité. Ils marchaient dans une ville que Wallander ne reconnaissait pas. Ils cherchaient quelqu’un, le rêve ne précisait pas qui.

La brise soulevait légèrement le rideau. Il pensa à la mère de Linda, Mona, avec qui il avait vécu pendant tant d’années. Et qui menait maintenant une vie complètement différente avec un nouveau mari, amateur de golf. Il n’avait sûrement pas de diabète, lui.

Ses pensées vagabondaient. Soudain, il se vit marchant le long des plages interminables de Skagen en compagnie de Baiba.

Puis Baiba disparut.

Il se redressa d’un bond, dans le lit. D’où lui était venue cette pensée ? Impossible à dire. Elle avait surgi, simplement. Svedberg.

S’il était malade, ce n’était pas normal qu’il ne les ait pas prévenus. D’ailleurs, Svedberg n’était jamais malade. S’il était arrivé quoi que ce soit, il l’aurait signalé. Wallander aurait dû y penser plus tôt. Si Svedberg ne donnait pas signe de vie, ça ne pouvait signifier qu’une seule chose.

Qu’il n’était pas en mesure de le faire.

Wallander constata qu’il avait peur. Effet de son imagination, bien sûr — qu’aurait-il pu arriver à Svedberg ?

Mais le pressentiment refusait de lâcher prise. Wallander jeta un nouveau coup d’œil aux aiguilles du réveille-matin. Puis il alla à la cuisine, chercha le numéro de téléphone de Svedberg et composa les chiffres. Le répondeur se déclencha au bout de quelques sonneries. Wallander raccrocha, certain à présent qu’il était arrivé quelque chose. Il s’habilla et sortit. Le vent s’était levé, mais il faisait encore chaud. Il ne lui fallut que quelques minutes pour se rendre jusqu’à la place centrale. Il gara la voiture et continua à pied jusqu’à Lilla Norregatan où habitait Svedberg. Les fenêtres de son appartement étaient éclairées. Le soulagement de Wallander ne dura que quelques secondes — le temps que l’inquiétude le reprenne, avec une force décuplée. Pourquoi Svedberg ne décrochait-il pas s’il était chez lui ? Le portail était fermé. Wallander ne connaissait pas le code, mais il y avait une fente entre les battants. Wallander sortit son couteau suisse. Jeta un regard à gauche et à droite. Puis il enfonça la lame la plus épaisse entre les battants et appuya. La porte s’ouvrit.

 

Svedberg habitait au troisième et dernier étage de l’immeuble. Wallander arriva en haut hors d’haleine. Il colla son oreille contre la porte. Tout était silencieux. Il souleva le battant de la boîte aux lettres. Rien. Il sonna. Le bruit métallique résonna dans l’appartement.

Il sonna trois fois. Puis il se mit à tambouriner.

Que faire ? Il ne voulait pas rester seul. Il chercha dans ses poches. Évidemment, son portable était resté sur la table de la cuisine. Il redescendit l’escalier, glissa un caillou entre les battants du portail, retourna vers la place, entra dans une cabine et composa le numéro de Martinsson. Ce fut Martinsson lui-même qui décrocha.

— Désolé de te réveiller. J’ai besoin de toi.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu as réussi à joindre Svedberg ?

— Non.

— Alors il a dû se passer quelque chose.

Martinsson ne dit rien. Wallander devina qu’il était tout à fait réveillé.

— Je t’attends devant l’immeuble de Lilla Norregatan.

— Je serai là dans dix minutes.

Wallander retourna à sa voiture et ouvrit le coffre, où traînait toujours un sac en plastique sale contenant quelques outils. Il choisit un solide pied-de-biche. Puis il retourna devant l’immeuble de Svedberg.

Neuf minutes plus tard, Martinsson freinait devant l’immeuble. Wallander constata qu’il portait encore sa veste de pyjama.

— Que s’est-il passé, à ton avis ?

— Je ne sais pas.

Ils montèrent l’escalier. Wallander fit signe à Martinsson de sonner. Aucune réaction. Ils se regardèrent.

— Il garde peut-être un double des clés au bureau ?

— Ça prendrait trop de temps.

Martinsson recula d’un pas. Il connaissait la suite.

Wallander inséra le pied-de-biche.

Puis il força la porte de l’appartement.

Les Morts De La Saint-Jean - La Muraille Invisible - L'Homme Inquiet
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